MÉCANIQUE (HISTOIRE DE LA)

MÉCANIQUE (HISTOIRE DE LA)
MÉCANIQUE (HISTOIRE DE LA)

«Au commencement était la mécanique.» Ce mot du physicien allemand Max von Laue dans son Histoire de la physique (1953, trad. de Geschichte der Physik , 1946) est profondément vrai.

L’homo faber a multiplié depuis des temps immémoriaux les moyens d’agir en annexant au service de ses facultés naturelles des instruments matériels et a manifesté ainsi son caractère unique parmi les êtres vivants. L’ensemble des procédés et des outils à l’aide desquels l’homo sapiens ne cesse d’accroître sa puissance et de modifier la situation de son espèce dans l’Univers est l’un des éléments significatifs de sa nature, aussi mystérieuse que privilégiée, et la connaissance de cet ensemble et de son évolution est essentielle à la réflexion que l’homme porte sur lui-même.

Mais l’histoire correspondant à ce vaste objet relève à la fois de l’examen des produits concrets de la fabrication et de l’étude des raisons que l’intelligence a progressivement insérées dans cette activité. Et le nom de mécanique, qui vient de la langue grecque, recouvre ces deux aspects du phénomène humain, distincts bien que liés entre eux. Cette histoire commence seulement à disposer des dossiers nécessaires à son élaboration, dossiers qui sont d’ailleurs encore incomplets pour le monde non occidental.

On ne saurait prétendre, en quelques pages, aller au-delà d’une ébauche, où le deuxième aspect évoqué ci-dessus, celui de la spéculation théorique, prend nécessairement et très largement le pas sur le premier, celui de la pratique et de la technique.

Le bouleversement de la civilisation qui s’est étendu sur toute la surface du globe est parti de l’Europe où son origine se situe incontestablement dans le phénomène de la science positive tel qu’il apparaît au XVIIe et au XVIIIe siècle. Or, ce phénomène lui-même est dominé par le modèle que la science mécanique naissante a fourni à toutes les autres spéculations théoriques, puis par les moyens d’appréhension intellectuelle que le développement de cette science a mis à la disposition de l’esprit, jusqu’à ce qu’enfin l’universalité du modèle soit contestée, à la fin du XIXe siècle, au moment même où ce modèle paraissait accéder à une grande perfection.

L’histoire de la mécanique est donc beaucoup moins celle des vicissitudes qui ont marqué depuis des temps lointains les relations de la pratique et de la spéculation que celle d’une conquête de l’esprit commencée au XVIIe siècle et dont la suprématie éphémère a joué un rôle majeur dans la science.

Cette conquête de l’esprit qui part de l’analyse critique des données de l’expérience humaine sensible, à la surface de la Terre, a à son actif l’explication du système planétaire et les résultats que l’analogie de la gravitation universelle appliquée à la structure microscopique de la matière a permis d’obtenir en physique. À chacune de ses étapes, elle a inspiré des maximes dans lesquelles les voies de la nature paraissent le reflet d’une sagesse supérieure: rien ne se crée à partir de rien et l’on perd toujours d’un côté ce que l’on a gagné d’un autre, la loi naturelle par excellence est celle de l’économie et consiste à aller au but le plus simplement et le plus rapidement possible. Et pour dire enfin en un mot en quoi réside cette conquête, le secret de son succès est la réduction de l’équilibre et du mouvement à un même statut relatif.

Comment s’étonner dès lors que l’histoire de la mécanique soit en définitive, de Galilée à Einstein, le geste d’une aventure bouleversante où l’humanité a fait, malgré tant de découvertes étonnantes, l’épreuve des limites de l’explication simpliste, à échelle humaine, et s’est trouvée renvoyée à sa propre relativité au sein de l’Univers immense.

1. «Les Méchaniques» au début du XVIIe siècle

Le titre d’un ouvrage publié à Paris en 1634 et présenté comme la traduction d’un manuscrit de jeunesse de Galilée (1597) mérite de figurer, ici-même, à l’entrée de cette histoire, avec son orthographe significative.

Les Méchaniques de Galilée , ce sont les machines simples en usage au XVIe siècle, objets de recettes diverses – et le pluriel s’impose parce qu’il n’y a encore, en ce début du XVIIe siècle, qu’un premier effort pour réduire la diversité des explications, pour rapprocher aussi la réflexion sur l’équilibre et celle concernant le mouvement. L’ouvrage est en définitive essentiellement une statique.

Les connaissances qu’il veut essayer de rationaliser plongent dans la nuit des temps. Déplacer de lourds fardeaux, assurer l’équilibre de masses importantes ont été manifestement, dès la plus haute antiquité, les deux préoccupations majeures de l’humanité soucieuse de défier l’action destructrice du temps et de se dépasser dans les productions stables de civilisation. Le mythe de la tour de Babel correspond à cette réalité. L’abondance des monuments de toutes sortes, depuis les grands menhirs jusqu’aux ziggourats et aux pyramides d’Égypte, est garante de l’accès des groupes humains, en tous les points du globe et dans des temps très lointains, à des techniques de grandes constructions. Les témoignages historiques qui apparaissent au voisinage des civilisations méditerranéennes ne permettent pas de douter que ces techniques s’organisaient déjà autour des deux instruments fondamentaux que sont le levier et le plan incliné.

À ces deux instruments, l’ingéniosité humaine n’a cessé d’adjoindre des formes d’utilisation et des combinaisons nouvelles, et la panoplie des machines simples est à la fin du XVIe siècle relativement riche: elle comprend, avec les poulies et les moufles, des instruments dérivés de l’invention de la roue; avec le coin, la vis et le cric, des outils composant le plan incliné de diverses manières.

Les Méchaniques de Galilée témoignent d’une prise de conscience: l’entreprise consistant à rendre raison des machines issues de l’expérience rencontre devant elle une dualité, celle du levier et du plan incliné, qui résiste aux efforts de réduction à un principe commun.

Ces efforts sont pourtant en œuvre depuis longtemps. La tradition de la Physique d’Aristote au Moyen Âge véhicule à cet égard des idées fécondes. À savoir que d’une part l’équilibre entre une puissance et une résistance se découvre dans la contradiction à l’hypothèse d’un mouvement possible (virtuel) et qu’il y a contradiction lorsque le mouvement virtuel donne égalité de l’action, ne permet pas de définir une suprématie de l’une des forces par rapport à l’autre. À savoir d’autre part que la diminution de la distance au centre de la Terre est la finalité même de la pesanteur.

Mais si la première de ces idées réussit à rendre raison de la loi d’équilibre du levier droit en considérant l’action comme le produit quantitatif de la force par le déplacement dans un temps donné, ce succès qui tient à une propriété géométrique élémentaire (la proportionnalité des arcs décrits par les extrémités du levier aux longueurs des bras) est en lui-même gênant pour l’application au plan incliné, où il faut composer avec la deuxième idée. Dans la mesure en effet où l’action paraît devoir être évaluée comme il vient d’être dit, le fait d’ajouter que sur le plan incliné l’action de la pesanteur consiste à descendre n’apporte pas immédiatement la lumière. Au déplacement virtuel le long du plan incliné correspond une chute verticale mais rien ne paraît obliger d’affecter cette chute à l’évaluation de l’action de la pesanteur tandis que le déplacement le long du plan serait seulement affecté à l’action de la résistance qui assure l’équilibre.

On peut s’étonner aujourd’hui d’une telle hésitation à franchir un pas qui donne fort aisément la solution, à savoir que le rapport de la pesanteur à la résistance est celui de la longueur du plan incliné à son élévation, ou encore à l’inverse du sinus de l’inclinaison.

On le voit bien, cependant, franchir le pas exige de compléter la deuxième idée ci-dessus énoncée, de faire de la chute verticale plus que la manifestation d’une tendance finalisée, de prendre sa quantité comme élément de la mesure d’une action.

Ce n’est qu’un pas et c’est ce qui nous a permis de dire que les efforts de réduction du levier et du plan incliné sont en œuvre depuis le Moyen Âge. Mais c’est un pas. Peu importe, d’une certaine manière, que l’érudition nous apprenne à retrouver sa trace plus ou moins précise dans les traditions venues de l’Islam et dans des manuscrits parisiens du XIIIe siècle. Le fait grossier de l’histoire est qu’au XVIe siècle le pas reste à franchir, le fait grossier est la variété étonnante des explications et des lois proposées pour le plan incliné (comme d’ailleurs pour le levier coudé) dans la littérature la plus répandue.

Ce ne peut être que le résultat d’une difficulté réelle, inhérente à la méthode qui fait de l’équilibre la limite du mouvement et engage confusément le problème de la direction de la force comme complément indispensable de sa représentation.

Cette difficulté se conjugue avec une autre. Dans le mouvement issu de la Renaissance, le XVIe siècle occidental redécouvre l’œuvre théorique la plus élaborée de la science hellène, celle d’Archimède, et cette œuvre, centrée sur la statique, présente la règle d’équilibre du levier droit à partir de considérations logiques indépendantes de la nature de la pesanteur. Les présupposés subtils que recouvrent ces considérations et qui concernent l’existence, en chaque corps, d’un centre de gravité, demeurent voilés et la règle du levier d’Archimède exerce sur tous les esprits un attrait considérable. Elle suscite l’espoir d’organiser les «méchaniques» sur un fondement unique. Et jusqu’à la fin du XVIIe siècle on verra se poursuivre la tentative parfaitement vaine de réduire le plan incliné au levier droit.

En adoptant la règle d’Archimède, Les Méchaniques de Galilée ne s’engagent pas dans cette tentative extrême et elles laissent en définitive au plan incliné son caractère particulier et irréductible. Mais elles organisent d’une manière remarquable l’explication de tout ce qui relève du levier droit ou coudé dans les machines simples, en introduisant la notion de moment. Cette notion, qui prolonge Archimède en reconnaissant à la force une direction et en faisant du bras de levier la distance du point d’appui à cette direction, a évidemment sa source dans la pratique des machines où intervient la roue et dans l’usage de la manivelle. Elle constitue une pierre d’attente dont la nouveauté par rapport à la tradition du Moyen Âge est considérable.

La traduction de l’équilibre par l’égalité des moments permet à l’auteur, le célèbre religieux minime Marin Mersenne (1588-1648), de voir «reluire une équité et une justice perpétuelle» telles «qu’entre la force, la résistance, le temps, la vitesse et l’espace, l’un recompense toujours l’autre», et c’est ainsi que si la diversité des principes et des points de vue n’est pas réduite se manifeste pourtant l’ébauche d’une synthèse.

2. La balistique

C’est sous le nom de balistique que la technique des projectiles produit au XVIe et au début du XVIIe siècle un savoir particulier. Sans doute le jet, au service de l’agressivité de l’homme, appartient à une expérience aussi lointaine que celle des machines simples de la statique, mais l’invention des armes à feu et l’usage de l’artillerie sur des distances très grandes, et avec des angles de tir variés, ont apporté des expériences radicalement nouvelles et provoqué des préoccupations théoriques. En premier lieu, celle de la détermination de la portée en fonction de l’angle de tir, dont il s’avère très vite qu’elle n’est pas indépendante d’une autre analyse plus délicate et moins accessible à l’expérience, la forme de la trajectoire. Encore que les artilleurs de ce temps se contentent volontiers de l’empirisme le plus grossier, les princes, soucieux de l’efficacité militaire, ne dédaignent pas l’appel à la science, et la fonction de mathématicien ingénieur apparaît notamment en Italie, liée aux arsenaux.

La sollicitation en faveur d’une science du jet ne trouve pas devant elle un terrain vierge. On n’a pas attendu les couleuvrines pour s’intéresser au modèle significatif que constitue le mouvement des projectiles, c’est-à-dire à ce mélange de «naturel et de violent» (les deux catégories fondamentales de la tradition aristotélicienne) que réalise le lancer. Ici encore, la spéculation a été active dès le Moyen Âge et à la distinction du «mouvement naturel» et du «mouvement violent», le second seul exigeant l’appel à une causalité externe, s’est ajouté, depuis l’École parisienne du XIVe siècle, le recours à une notion vicaire, objet de discussions aussi passionnées que confuses, l’impetus. C’est que le besoin se fait jour d’unifier les principes du mouvement, qu’il soit naturel ou violent. Ce n’est tout d’abord qu’un mot, mais on constate qu’à partir de Nicolas de Cues (1401-1464) un trait caractéristique de la réalité que ce mot veut représenter est accepté par tous les auteurs: l’impetus n’a qu’une existence éphémère. Qu’il précède immédiatement le mouvement dont il est le moteur (cas du mouvement violent) ou qu’il naisse dans le mouvement même (cas du mouvement naturel), il s’épuise en agissant.

Ce début d’unification des principes du mouvement entraîne une nécessité nouvelle, celle de rendre compte de l’état médian des mouvements qui commencent par la violence et se terminent de manière naturelle.

Léonard de Vinci (1452-1519) en est un témoin. Reprenant après d’autres l’explication de jeux comme ceux du «globe» (quilles à atteindre avec un hémisphère évidé en guise de boule) et des toupies, son propos manifeste que la répugnance à admettre une mixtion des impetus naturel et violent est en voie d’être dépassée. Mais il manifeste aussi que cette mixtion est conçue comme un conflit et non pas comme une véritable composition. Léonard comprend la limite de portée du jet vertical parce que la lutte entre les impetus dans la même direction se traduit en termes simples d’inégalité décroissante. Il comprend le mouvement de la toupie selon un schéma de lutte analogue grâce à la transposition de l’impetus violent de la rotation en une action axiale. Il se contente de dire que le jet oblique se termine par une chute verticale parce que le mouvement devient purement naturel lorsque l’impetus violent est complètement épuisé, et il ne dit rien de la phase intermédiaire entre la prédominance du violent et celle du naturel, entre le lancer et la chute.

Cette discrétion a l’avantage pour l’histoire de situer très exactement la difficulté rencontrée dans leur progrès par les conceptions du Moyen Âge, et de comprendre pourquoi tout va se jouer sur le raccordement entre mouvement violent et mouvement naturel que paraît exiger l’explication du jet oblique, celui qui intéresse la balistique.

La solution qui se répand au XVIe siècle au sujet de la forme de la trajectoire est significative. Entre deux portions rectilignes, l’une inclinée au départ suivant l’angle de tir, l’autre verticale pour la chute finale, on place un raccord circulaire. Mais il est remarquable que l’auteur qui a le plus contribué à la diffusion de ce schéma tripartite, Niccolò Tartaglia (1499 env.-1557), s’est appliqué par ailleurs à démontrer qu’aucune partie de la trajectoire ne saurait être rectiligne. Et sur le frontispice de son œuvre la plus répandue, Nova Scientia , il n’a pas craint de dessiner pour une bombarde et un obusier deux magnifiques trajectoires entièrement courbes, en contradiction formelle avec la seule forme théorique proposée à l’intérieur du livre. Qu’est-ce à dire, sinon que le XVIe siècle s’achève sur la conscience d’un hiatus entre l’explication mathématique et la réalité?

On aurait tort de croire cependant que le bilan des spéculations maladroites sur la trajectoire tripartite est négatif.

Tout d’abord la symétrie que l’analyse de Tartaglia établit de la manière la plus nette entre la première et la troisième phase du mouvement des projectiles est pleine de promesses. La chute naturelle qui constitue la fin du mouvement se fait de plus en plus rapide, sa vitesse augmente avec le parcours qui lui est offert, tandis que l’inverse se produit au lancer où la vitesse diminue avec la distance parcourue. Le lecteur moderne reconnaît aisément dans cette symétrie la pierre d’attente pour une explication commune, pour la réunion du mouvement violent et du mouvement naturel dans une même accélération dirigée vers le bas.

D’autre part, les considérations qui découlent de la phase médiane de raccordement sont trop manifestement en contradiction avec l’expérience pour qu’une crise n’éclate pas rapidement à leur propos. En particulier dans la mesure même où cette phase de raccordement est conçue sous forme de conflit, le point où se termine cette phase et où commence la chute verticale se trouve doté d’une propriété étrange. C’est le point où la succession s’opère entre le mouvement violent, épuisé, et le mouvement naturel, naissant, et la succession n’est possible entre ces deux mouvements symétriques et contraires, capables de se combattre mais non de se combiner, que parce que le premier atteint dans son épuisement un minimum naturel convenant à la naissance de l’autre. Si c’était vrai, qui ne voit combien la pratique de l’artillerie se trouverait soumise au risque de l’inefficacité totale pour des buts se trouvant sous certains sites, et rien de semblable n’a jamais été observé.

Enfin, les difficultés rencontrées par la balistique pour rendre compte de la succession susdite rejoignent celles créées par le progrès des connaissances de divers ordres à l’encontre de la notion aristotélicienne de media quies selon laquelle un repos intermédiaire est nécessaire entre deux mouvements contraires et successifs. L’apparition du système bielle-manivelle au début du XVe siècle, puis l’adaptation du volant à ce système avec des perfectionnements progressifs au cours des XVe et XVIe siècles prouvent que l’on a connu à cette époque le problème des points morts dans la transformation du mouvement alternatif linéaire en un mouvement de rotation continu ou inversement, mais que l’on n’a pas douté de leur caractère accidentel ni du moyen de le conjurer. Les discussions ouvertes par Copernic sur les mouvements des astres interviennent aussi dans un tel débat. Que l’on soit adversaire ou partisan du nouveau système du Monde, impossible de refuser le caractère relatif des mouvements observés. Dans la relation à l’observateur, les rétrogradations des planètes sont des apparences, alors que dans tous les systèmes en présence, les mouvements réels de ces astres sont conçus continus ou comme combinaison de mouvements continus. Mais si c’est l’observation relative qui provoque une telle apparence, comment admettre, entre l’avance et la rétrogradation de l’astre, une station ne correspondant à rien de réel?

Ainsi le XVIe siècle s’achève sur des critiques constructives. La dualité des catégories «violent» et «naturel» est battue en brèche, la nécessité stricte de la media quies comme du minimum naturel est ébranlée, les frontières entre mouvement et repos, entre mouvements divers, ne sont plus des coupures.

3. De Galilée à Newton

Dans l’histoire de la mécanique, c’est incontestablement le grand ouvrage de Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles (Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenanti alla meccanica ed i movimenti locali , Leyde, 1638), qui ouvre une ère elle aussi nouvelle.

Si le titre même mentionne une dualité, on se tromperait en l’interprétant par rapport à celle qui s’imposait jusque-là et qui a motivé les deux chapitres précédents. La première des sciences nouvelles que Galilée veut aborder est bien, radicalement, nouvelle; c’est la résistance des matériaux. Loin de s’identifier avec la statique, elle part de l’ensemble des «méchaniques» unifié autour du levier par la notion de moment, domaine déjà vaste, et elle vise son perfectionnement en fonction d’une observation que l’auteur fait remonter à sa fréquentation des arsenaux de Venise: la similitude géométrique entre deux constructions ou deux machines n’entraîne nullement leur similitude mécanique. À cette prise de conscience remarquable qui rend a priori suspecte la méthode des modèles réduits il s’agit cependant d’adjoindre les moyens que la réflexion sur la structure de la matière et sur sa résistance permet de mathématiser. La problématique dépasse tellement son temps qu’elle ne sera pas perçue et les résultats sont trop schématiques pour être satisfaisants. De cette première science, les lecteurs retiendront surtout l’extraordinaire emboîtement des problèmes mathématiques et physiques auquel elle donne lieu, la magnifique analyse de l’infiniment petit, et avec Descartes ils s’étonneront de cette «colle» qu’il faut ajouter au vide «pour rendre compte de la cohésion» des corps.

C’est donc la deuxième des sciences nouvelles, moins prophétique, qui fait le véritable succès de l’ouvrage. Elle concerne le mouvement des corps pesants et l’organise en un corps de doctrine de manière admirable.

Pour la première fois, le matériel mental nécessaire à l’étude du mouvement est l’objet d’un examen préalable et des définitions précises permettent de savoir ce qu’il faut entendre par mouvement uniforme et par mouvement uniformément accéléré. Il ne s’agit encore que de mouvements rectilignes, mais la notion de vitesse émerge de l’informe qualitatif où elle était jusque-là enfermée et c’est une grande nouveauté que cette démarche qui consiste à n’aborder le problème physique du mouvement des corps pesants qu’après avoir ébauché un outil mathématique adéquat.

Sans doute l’effort d’abstraction nécessaire à l’élaboration des principes est limité puisque Galilée ne parvient pas à concevoir un corps physique sans sa pesanteur et la distinction des points de vue cinématique et dynamique n’est pas nette. Mais la série de propositions que l’auteur tire de la méditation et de la critique du passé est d’une grande richesse. Il est nécessaire d’en exprimer l’essentiel.

Tous les corps ont le même mouvement de chute et les différences observées ne tiennent qu’à la résistance de l’air. Ce mouvement commun à tous les corps est uniformément accéléré et quelle que soit la nature de la pesanteur son action se manifeste par une accélération constante. La chute oblique sur un plan incliné possède les mêmes propriétés mais son accélération diminue avec l’inclinaison. Sur un plan horizontal, le mouvement est uniforme. Lorsque le mobile arrive au bord de ce plan horizontal, son mouvement uniforme se compose avec celui de la chute et donne une trajectoire parabolique. L’accélération sur le plan incliné se relie à celle de la chute verticale par la condition que la vitesse acquise à partir du repos est la même dans l’un et l’autre cas pour une même hauteur de chute.

Cette dernière acquisition règle de manière satisfaisante le problème de la loi d’équilibre sur le plan incliné et permet d’autre part, grâce à une ingéniosité mathématique étonnante, de parvenir à l’étude de l’oscillation du pendule. C’est le perfectionnement de cette étude qui conduira, trente ans plus tard, Huygens (1629-1695) à construire la première horloge fidèle et à donner parallèlement la première évaluation de l’accélération de la pesanteur, manifestant ainsi que la spéculation théorique a cessé d’être à la remorque de la pratique.

Si le message de Galilée a l’importance qui vient d’être soulignée, et si l’originalité de son apport est entière, il est un point sur lequel il entre en partage avec d’autres. Ce point concerne la composition des mouvements.

Aux environs de 1638, et indépendamment de Galilée, l’idée que des mouvements peuvent se combiner sans se gêner l’un l’autre s’impose à plusieurs auteurs. Descartes (1596-1650) l’applique au modèle balistique qu’il élabore dans sa Dioptrique pour l’explication de la réfraction. Roberval (1602-1675) lui consacre en 1639 son cours au Collège de France. Ce ne sont là que deux indications fugitives correspondant à un intense courant de recherches où artisans, ingénieurs et savants se trouvent en contact. Les mécanismes qui mettent en œuvre les combinaisons se multiplient et Descartes, encore, fait une catégorie à part pour les courbes qu’il appelle «mécaniques» et ne peuvent être tracées qu’avec l’aide de tels instruments. La cycloïde, combinaison du mouvement rectiligne et du mouvement circulaire, commence une brillante carrière. À côté du fonctionnement continu, le jeu discontinu trouve sa place. Pascal (1623-1662) construit sa machine arithmétique.

Mais cette idée de composition, qui est dans l’air, n’a en définitive la fécondité que l’époque lui attribue que parce qu’elle recouvre une confusion. Dans la mesure même où, comme on l’a dit plus haut, la distinction entre la cinématique et la dynamique reste informe, la composition des forces où l’on voit la statique trouver son unité semble n’être qu’une autre expression de la composition des mouvements, c’est-à-dire des vitesses.

Il faudra du temps pour distinguer la force de la vitesse, comme pour distinguer d’ailleurs les diverses acceptions possibles de la notion de force. Et d’autres phénomènes que la chute des corps y seront requis. Le phénomène du choc d’abord; le jeu de la fronde, ensuite; la méditation des lois de Kepler sur le mouvement des planètes, enfin.

Du point de vue des deux premiers, c’est Descartes qui ouvre la recherche, mais c’est à Huygens que revient la solution quelque vingt ans plus tard, dans le même temps où Newton (1642-1727) découvre lui aussi l’accélération centrale du mouvement circulaire et traduit les lois de Kepler en termes dynamiques.

Si le nom de Newton fait pendant à celui de Galilée, pour ce XVIIe siècle qui est une grande époque de la mécanique, c’est en raison de son ouvrage célèbre, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (Philosophiae naturalis principia mathematica ), publié à Londres en 1687. Cet ouvrage dépasse en retentissement immédiat et lointain les Discours de Galilée. Il est une charte complète de la mécanique enfin unifiée par une notion précise de la force. À l’entrée de l’édifice logique, le principe d’inertie que Galilée et Descartes n’avaient fait qu’effleurer: le mouvement de tout point matériel isolé est rectiligne et uniforme. C’est à partir de ce principe que la notion de la force s’introduit: tout écart par rapport au mouvement rectiligne et uniforme est significatif d’une force.

Ce sont là les éléments fondamentaux de la mécanique future, éléments à partir desquels Newton peut calculer que la force, coordonnée à l’accélération, est dans le cas des planètes une attraction inversement proportionnelle au carré de la distance. Le titre que l’auteur a donné à son œuvre est ainsi justifié. Des principes mathématiques lui ont en effet permis de découvrir une loi dont l’existence dans les cieux suggère l’universalité dans la nature entière.

On ne saurait, en aucune manière, marchander la gloire à l’auteur de cette élaboration, mais l’histoire ne connaît jamais la stabilité des conquêtes. La force newtonienne, candidate à l’explication générale des phénomènes naturels, devait, pour ce faire, prendre la livrée des notions premières. Cela n’allait pas tarder à soulever des difficultés, à travers lesquelles les autres notions de la force (Descartes, Huygens, Leibniz), apparentées à ce qui a pris au XIXe siècle le nom d’énergie, sortiront de l’éclipse à laquelle elles avaient été condamnées.

4. La mécanique classique

On peut appeler classique la mécanique issue des grandes œuvres ci-dessus évoquées. C’est elle qui jusqu’à une époque toute récente faisait le fond de l’enseignement. Telle qu’elle s’enseignait cependant, elle résultait encore d’une maturation étendue sur l’ensemble du XVIIIe et du XIXe siècle.

Il serait chimérique de vouloir rendre compte de cette maturation d’une manière à la fois brève et exhaustive: elle est liée étroitement au progrès des mathématiques, puis à celui de toutes les sciences physiques, et une part très importante de son histoire appartient aux interactions devenues fréquentes entre théorie et technique. L’histoire à grands traits doit choisir plus encore que précédemment, pour un schéma compréhensif.

Quelques noms en fixent l’essentiel. En premier lieu celui de D’Alembert (1717-1783). Auteur d’un Traité de dynamique original (1743), ce fut aussi le directeur des articles scientifiques de l’Encyclopédie et il exerça à ce titre une influence considérable au-delà du public savant spécialisé; d’Alembert a assisté aux débats provoqués par la diffusion du système de Newton et par l’attraction universelle, cette action à distance qui supplante l’action de contact et prétend néanmoins au réalisme. Sa conviction s’est faite qu’à vouloir privilégier telle conception de la force en fonction de la qualification de réalisme, on s’engage dans des querelles de mots. L’analyse mathématique situe la querelle à un autre niveau: entre les formes différentielles et les formes intégrales des équations fondamentales du mouvement, quelles sont celles qu’il vaut mieux choisir pour base? D’Alembert opte résolument pour les premières parce qu’elles lui paraissent les plus aptes à remplir un programme logique de grande importance. Le mouvement est le seul phénomène visible tandis que la «causalité motrice» reste une abstraction; la véritable science du mouvement doit bannir la considération d’entités obscures et métaphysiques, et la force doit rester une notion dérivée, un rouage intermédiaire; c’est à cette condition que la mécanique partant du mouvement pour y revenir sera constituée homogène à son objet avec le minimum d’axiomes de base.

Dans la ligne de ce programme difficile et ambitieux, l’auteur commet quelques faux pas, notamment celui qui consiste à méconnaître l’importance de la notion de masse et à mettre l’essentiel de la force dans l’accélération, mais il a le singulier mérite de dégager un principe auquel son nom restera attaché. À savoir qu’à l’échelle différentielle les relations entre les forces dans un système matériel ont toujours la même forme compensatrice, et que par conséquent dynamique et statique répondent à un même formalisme.

La mise en œuvre de ce principe demeure cependant délicate. D’Alembert ne l’illustrera guère que par l’oscillation des corps pesants et la rotation des corps autour de leur centre de gravité. C’est à Lagrange (1736-1813) que revient l’honneur d’avoir achevé la prise de possession mathématique d’une idée féconde.

Le nœud de cet achèvement n’appartient pas à la mécanique, mais au progrès de la géométrie différentielle. Dans un système matériel, les liaisons géométriques se traduisent par des équations entre déplacements infiniment petits qui ont la même forme que l’équation élémentaire d’équilibre du levier. Dès lors le passage entre loi d’équilibre en général et loi différentielle est établi, et la mécanique peut être présentée comme une branche de l’analyse mathématique.

Ces quelques mots suffisent pour faire comprendre la voie sur laquelle la Mécanique analytique de Lagrange engageait la science théorique. L’attrait que cette voie nouvelle exerçait sur l’Europe savante ne tenait pas seulement à la réduction de la théorie à des opérations algébriques assujetties à une marche «régulière et uniforme». Des équations différentielles générales établies pour les systèmes matériels, l’intégration faisait naître des lois de conservation suggestives. Notamment celle qui permet, dans le cas où la pesanteur est la seule force active, de relier la variation de force vive (fonction constituée des produits des masses par le carré des vitesses), avec la variation de puissance (fonction constituée des produits des poids par les hauteurs de chute).

Première ébauche de la conservation de l’énergie, cette loi intégrale apportait à l’étude des fluides la confirmation théorique que plus d’un siècle de spéculation sur les machines hydrauliques avait préparée et désirée. Mais tandis que la mécanique scientifique la plus élaborée fleurissait ainsi en terre française, la révolution industrielle née en Angleterre provoquait le développement imprévu de toutes sortes de machines, multipliait le perfectionnement technique avec l’usage de sources d’énergie nouvelles.

Le fait que la France ait pris conscience de son infériorité industrielle sous la Restauration alors qu’elle était plus avancée en matière de mécanique spéculative n’est certainement pas indifférent à l’apport nouveau que les savants français ont donné vers 1830-1840. C’est en essayant de rendre rigoureuse l’analyse de Lagrange dans le cas de machines composées de pièces diverses en mouvement les unes par rapport aux autres, que Coriolis (1792-1843) a attiré pour la première fois l’attention sur le problème de la composition des accélérations. Un peu plus tard, vers 1851, Foucault (1819-1868), avec la célèbre expérience du Panthéon sur la rotation du plan d’oscillation du pendule et avec l’invention du gyroscope, achève de mettre en évidence l’importance du système de référence par rapport auquel la loi fondamentale de la mécanique doit être énoncée.

L’histoire doit donc prendre acte qu’il a fallu attendre le milieu du XIXe siècle pour que ce qui paraît une évidence soit pris en considération, à savoir que dans la mesure où l’on suit la voie analytique ouverte par d’Alembert et où l’accélération est une pièce maîtresse de la science mécanique unifiée, il faut en même temps définir le repère par rapport auquel l’accélération est évaluée. Le développement des lois intégrales issues de la mécanique analytique et leurs applications en physique, notamment à la thermodynamique, ne sont probablement pas étrangers à ce retard. Mais, plutôt que de s’étonner, il convient d’admirer en cette seconde moitié du XIXe siècle comment la perfection dernière donnée à la mathématisation de la mécanique classique marche de pair avec le progrès de l’énergétique et d’une nouvelle philosophie naturelle.

5. La relativité

Donner place dans la loi fondamentale de la mécanique au système de référence, c’est reconnaître le caractère essentiellement relatif de l’équilibre et du mouvement, et revenir à une notion entrevue au XVIIe siècle. La retrouver après un long détour, chargée d’expériences de toutes sortes, est autre chose qu’une nouvelle rencontre. Elle reparaît renforcée et transformée. On peut bien, en l’honneur de Galilée, appeler galiléenne la relativité qui consiste à affirmer l’équivalence de tous les systèmes de référence qui sont en translation rectiligne et uniforme les uns par rapport aux autres, il n’est personne pour croire que Galilée s’est exprimé à lui-même cette conception. On peut bien trouver chez Newton l’appel à la recherche d’un repère privilégié qui mériterait de définir le mouvement absolu, à un mouvement uniforme près, on sait encore qu’il ne s’agissait là que d’une idée confuse. L’achèvement de la mécanique classique pose vraiment en des termes nouveaux le problème des fondements.

Des discussions très difficiles où les mécaniciens se trouvent ainsi amenés de la fin du XIXe au début du XXe siècle sont sorties les révolutions relativistes de 1905 (relativité restreinte) et de 1923 (mécanique ondulatoire), révolutions dont on a pu croire qu’elles sonnaient le glas d’une discipline épuisée.

Le destin que lui assignaient Poincaré (1854-1912) et Einstein (1879-1955) s’est nuancé. Grâce à des interactions toujours plus nombreuses avec d’autres disciplines de la physique, la mécanique ne s’est pas laissé reléguer dans le musée de l’histoire ou dans l’utilisation à échelle moyenne. Depuis le début du XXe siècle, elle a rencontré plus de paradoxes que jamais, mais cela lui a permis de mieux comprendre ses limites et la nature de ses méthodes, et profondément marquée par la relativité générale, elle subsiste encore aujourd’hui, tel un vaste chantier où les ressources des mathématiques les plus modernes se conjuguent avec celles de nombreuses techniques expérimentales de tous ordres. Nul ne peut se hasarder à prédire l’avenir de ce chantier.

La seule conclusion de l’histoire qui apparaisse certaine aujourd’hui est que la mécanique a permis de soumettre à l’épreuve le processus mental de l’abstraction relativement aux données sensibles. Ce processus n’est pas condamné, il est simplement reconnu et déclaré infirme sans la conscience d’une double relativité: celle des dimensions de l’objet et celle du système où cet objet est placé et considéré. La leçon dépasse à n’en pas douter le simple problème de l’avenir d’une discipline particulière.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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